Ajouté le 17 nov. 2003
Les secrets de l’air du temps
Elle semblait toute petite, minuscule, ratatinée dans son châle, en pelote. Ses cheveux mi-longs en bataille. Elle avait trente ans ; on aurait dit ainsi qu’elle en avait douze…
Elle aimait se promener dans le jardins des oliviers et en plein hiver, prendre le soleil au pied de la montagne noire et braver les frimas. Elle se lovait dans une couverture informe et respirait à pleins poumons l’air du temps. Son inspiration. C’est ainsi qu’elle naissait. Par les poumons, disait-elle. L’inspiration lui venait de l’air du temps. C’était de respirer le grand air ; un souffle renouvelé. Elle s’aérait ! Elle aérait son cerveau tout entier.
L’air était bleu, ou rose ou jaune vif selon les saisons. Et elle en ressentait la tiédeur, la douceur, la rigueur en un mot les couleurs dès qu’il pénétrait son corps, dès qu’elle humait son parfum.
L’air est bleu aujourd’hui ! Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’il était vif, revigorant, qu’il nourrissait ses molécules, qu’elle en profiterait donc pour inventorier, classer, faire des travaux rébarbatifs.
Quand l’air était rose, elle pouvait rêver, palper la douceur des songes, s’enivrer d’émotions de coton. Un air jaune apportait la chaleur, un air rouge le feu sacré, un air vert un dynamisme incroyable. Chaque jour, elle s’astreignait à respirer, à prendre les minutes indispensables pour se renforcer, se griser, se délecter. De l’air ! Cet air qu’elle respirait n’était en rien l’oxygène commun pourtant indispensable à la vie, non, c’était autre chose. Et elle le sentait profondément en elle, dans chacun de ses atomes. L’air… aérer, aérien, aéreux ? Elle était « aéreuse » ! Faite d’air ou plutôt faite pour respirer. Dix minutes obligées à sa vie intérieure, à la survie de sa créativité.
Minutes denses et impliquées. Toujours immobile. Il ne fallait pas qu’elle bouge, ni ne marche. Certainement pas qu’elle se promène ! Ces instants respiratoires réclamaient la plus parfaite immobilité. La plus totale densité. Une concentration d’air…
Elle ne savait même plus depuis combien de temps elle avait commencé à pratiquer cet exercice ? Elle l’avait sans doute toujours fait ! Elle se souvenait de sa mère lui disant : « Rentre ! Tu vas attraper la mort ! » alors que toute petite, six ans ? huit ans ? sous sa couverture, sur sa balançoire, elle attrapait l’air blanc de janvier dans son jardin enneigé !
Aussi des heures de plomb, où elle invitait à son bord, l’air de juillet alors que le thermomètre annonçait 40°C ! Elle avait onze ans, à Sartène…
Depuis toujours !
Et pourtant, ce jour là était inhabituel. Elle l’avait déjà pressenti au lever…Elle avait eu besoin de sortir, immédiatement, comme prise par le temps. Sans prendre le temps justement de se chausser, elle était sortie et avait traversé le jardin. Elle avait trouvé l’air gris. Gris depuis la veille au soir, même. Il faisait pourtant si beau pour un 12 décembre. Pas de tempête annoncée, et même quand le vent soufflait fort, l’air devenait bleu royal mais pas gris ! Jamais gris ! Que se passait-il ? En elle ? Rien ! Dehors ? A priori, rien non plus ! Rien pour expliquer cette si bizarre sensation. Elle prit son petit déjeuner avec une sorte de goût métallique dans la bouche. « Il faut que j’y retourne ! »
Elle prit son châle et s’assit sur le banc de pierre comme à l’accoutumée. Immobile, les yeux fixés sur l’océan, elle se mit à trembler ! Incroyable ! Gris terreux, ou gris ferrugineux, l’air était gris et irrespirable. Elle rentra pour écouter les nouvelles aux informations de 8 heures. Aucune catastrophe nucléaire ou biologique. Rien ! Non. Elle devait faire erreur. Un dérèglement de ses sens ? Impossible ! Elle rassembla le peu d’esprit qu’elle avait, reprit son poste sur le petit banc de pierre. Encapuchonnée elle prit conscience du froid ! Un froid glacial… il devait faire moins 15°C ! Elle se dirigea vers le thermomètre – 16°C ! La voilà l’explication pensa t-elle ! Jamais dans nos contrées sur le littoral, jamais nous n’avons enregistré de telles températures ! C’était tout simplement la première fois de sa vie que l’air qu’elle respirait était aussi froid !
De là à en déduire que l’air glacial était gris… Non ! Impossible pour elle de respirer de l’air gris ! Maria se remit à frissonner, constatant qu’elle n’était pas assez couverte, renifla à défaut de respirer, et rentra ! Impossible aujourd’hui ! Elle devrait attendre midi. Un air plus chaud. Elle passa la matinée face à la mer en proie à un terrible malaise, celui de la respiration automatique … autrement dit celle de tout un chacun.
Mais pas la sienne. Pas utile. Pas impliquée. Impersonnelle.
Une respiration animale, qu’elle ne reniait certes pas mais qui ne lui offrait pas ce qu’elle attendait. A midi, elle reprit son châle, sa couverture, enfila ses bottes ! Le jardin, elle passa la gloriette, gelée. L’air était… Elle ne savait pas. Le thermomètre indiquait moins 10°C. Elle respirait aisément, sans gêne, mais de quel couleur pouvait bien être l’air ? !
Elle pensa soudain que personne ne savait qu’elle voyait l’air en couleur. Que personne, même ses proches, n’avait idée de sa gymnastique, de son « rituel ». Personne ! Cet exercice était invisible, secret, inconnu des siens. Personne ne pouvait soupçonner ce qui se jouait chaque jour de sa vie pendant ces cinq à dix minutes de concentration. Ce n’était pas un secret, elle ne se cachait pas ! L’air des jours de pluie était mélancolie, fait de milliers de couleurs, chaque goutte de pluie avait une couleur bien particulière. Les jours de pluie étaient donc ses préférés… l’air était multicolore. Dans ces quelques minutes recueillies, en dehors du temps, dans une forme de renouvellement intérieur, de concentration, de renaissance, elle créait !
On se demande trop souvent comment naît l’inspiration, comment vit l’imagination, mais se pose-ton les bonnes questions ?
Maria, elle, savait que prendre ces quelques minutes pour soi pour humer l’air du temps, lui accorder des précieux instants, lui conférer des couleurs, une ambiance et récupérer en échange, la force, la foi, la vitalité pour imaginer un monde chaque jour renouvelé, un monde né des couleurs de l’air !
Des chemins d’automne aux rivières du printemps, des plages d’été aux jardins d’hiver, l’air du temps n’avait jamais cessé de lui livrer tous ses secrets…
Des secrets…
Détient-on le secret de la création ? se demandait Maria, facétieuse. Elle se savait sans doute, nantie, dotée. Elle avait trouvé sa source, sa nourriture, sa délectation.
Elle avait trouvé les couleurs de l’air !
Un jour, elle transmettrait sans même le savoir, cette manière de voir et de ressentir l’atmosphère et le monde du vivant à une toute petite fille, recroquevillée sous son châle, dans un jardin au printemps, un matin de mai un peu frisquet.
Elle regarderait toutes les fleurs et leurs couleurs et s’en émerveillerait. Elle humerait l’air du matin et trouverait naturellement cela très agréable. Elle donnerait à chacun de ses matins à venir un nom de couleur, comme ça sans même y réfléchir. Matin câlin bleu ou rose tendresse, matin rouge d’interros ou matin blanc neige, matin vert en hiver, matin jaune du printemps. Elle conférerait à chacune de ses sorties une qualité particulière, quand on lui demanderait gentiment d’aller prendre l’air…
Elle le prendra l’air ! De toutes ses forces et avec toutes ses couleurs !
Et un jour bien des années plus loin, de toutes les couleurs - sans en omettre une seule - avec la palette secrète léguée par Maria elle le peindra …