Ajouté le 17 nov. 2003
Le grand creuset - 2012
Comment puis-je reprendre la plume sur ce carnet bourré de croquis ? se demande Marjolaine. Il est vrai qu’il est déjà bien rempli, de tous ces dessins maladroits, de ces esquisses improbables. Il a déjà une histoire ! Certes. Il a cette histoire, son vécu de carnet fait pour accueillir les tentatives mais n’est-ce pas là toute la richesse d’un carnet maculé ?
Il a fait de l’usage ! Il a été pratiqué, condensé, compensé, pensé, mis à l’œuvre, à mal, gribouillé, noirci. Il a vécu ! Il dit alors qu’on le reprend, qu’il a toujours de la place, qu’il peut encore contenir de la vie, qu’il peut toujours nous apporter son secours. Qu’il a des pages à écrire, comme de nouveaux espaces à combler ! En tournant quelques pages, on retrouve ici un couple de provençaux esquissés au crayon HB. Puis, plus loin, une cathédrale très minutieusement dessinée au bic noir. Puis sur quelques pages isolées, en plein milieu, un essai de logo. Enfin, un chat ! C’est fou comme ils viennent souvent peupler les carnets de croquis, les chats ! Un chat en pied, enfin en pattes, un chat en long, un chat dans son panier.
Un peu plus loin, quelques pagodes. Puis un palais. Eux aussi sont souvent présents dans les ébauches. Des palais, des toits, des maisons. Plus loin, pour continuer de se faire la main, des bateaux. Avec mats, ils deviennent voiliers aux longs cours fin prêts pour le tour du monde ! Sans mât, barques de pêcheurs des bords de Marne.Un carnet usagé de richesses et de voyages à refaire, à prolonger, à parachever. Une sagrada familia se perd dans les pages centrales : il y a un de ces bazars dans ce carnet ! Certes, sans doute, mais tous les mots que Marjolaine va lui confier à la suite vont venir y mettre bon ordre et relier tous ces espaces vides. Un minuscule monogramme sur une page entière ! Marjolaine se dit qu’elle aurait pu le prévoir plus grand. Elle utilisera ce « M » et le complétera. Maintenant, ou Malgré ou Marjolaine tout simplement. Mais pas Mauvais, ni Maussade, Marjolaine aime les Mots qui sourient ! Des mots qui s’amusent des gribouillages ! Elle reprend les feuilles précédentes, les feuilles des signes, les feuilles signées, des haïku. Ils sont malins eux ! Ils ne prennent pas beaucoup de place. Légers et volatiles, ils sont toujours denses et profonds. Marjolaine aime les mots malins ! Elle écrit quelques lignes en vrac mais ne peut s’empêcher de retourner les pages, de retourner à ses autres pages ! Comme c’est agréable d’écrire sur un carnet d’images ! Les mots glissent et naissent tout seuls !
Elle lit :
Ce qui existe
Se laisse voir et toucher
Et l’invisible.
En réponse à cette matinée pluvieuse où elle avait dans une salle d’attente avec vitre dégoulinante écrit plus de vingt haïku jusqu’à l’arrivée – tardive – du médecin !
Comme une plume
L’oiseau traverse
Le champ de blé.
Et là, elle revoit la moissonneuse batteuse du retour à la maison et son conducteur qui, avec un sourire de cinéma, lui avait fait signe quand elle l’avait dépassé. Et sent le souffle de juillet, elle voit les blés fiers de leur croissance. Elle reprend sans mal le chemin de l’été.
Plus loin, elle lit : Belfort, 31/10/2009, et la voilà revenue à une escapade sympathique vers l’Est. Il faisait froid, le lion de la roche n’avait pas bougé, majestueux. Elle avait gribouillé quelques embrouillaminis de nœuds savants. Sur lequel, aujourd’hui, elle venait de rajouter, en dix secondes, le plus beau lion qui soit ! Une date : 06/04/2012 et un « +3 » qui lui signifiait que le temps passe décidément trop vite ! Ces marques avaient trois ans, trois ans déjà ! Au dos, un sourire, plus précisément, un visage souriant. Une sagesse des traits. Un instantané. Sur la page qui suit, une église, un couple. La jeune femme tient un bouquet de fleurs. Une mariée ? Elle a un voile, une voilette. Marjolaine ne peut ignorer cette vision et écrit d’une belle encore violette : »Le mariage ». Voilà, le gribouillage a un titre, une importance, une signification. Il est. Il existe. Il a désormais une histoire, le vécu d’une tranche de vie. Puis, encore un chat, un chat qui rit, à côté une grande dame qui s’éloigne sur la pointe des pieds. Un mariage encore. Marjolaine s’étonne d’avoir réussi à décrire en deux coups de crayon l’émotion de ce moment, c’est une chance, une richesse, de créer un monde en deux coups de crayon ! Elle aime ce qui tient la route, l’équilibre ! Là, des mâts… le bord de mer. Une cabine. A Sète ! Elle entre chez Marthe, sur le port. Elle voit le quai. Elle sent les embruns, la mer se rebelle. Il manque simplement le parasol sur le balcon de son studio-cabine, pense Marjolaine. Sète, 2001… et elle rajoute le parasol, un beau parasol rouge ! Elle conserve à la main le feutre rouge. Il glisse sur le papier ligné et cela lui confère un réel plaisir. Elle aime voir son écriture sur la feuille, devenir, comme un graphisme familier. Un dos nu, un coq, une châtelaine, un Mr Patate, un chat qui dîne au Fouquet’s, un chat qui joue Hamlet, une femme au balcon, une plage, une lampe, un mannequin en bois…
Un inventaire de joyeux moments figés sur les lignes. Puis un regard impliqué, et en face un regard hostile, non, dense. Tiens, une cité qui ressemble à Carcassonne avec tout en bas un homme et une femme qui se saluent. Au loin, un pont .
Marjolaine aime les ponts. Ces bouts de pierres qui relient les formes … et les gens !
Puis, Castelnau. On voyage dans les carnets de Marjolaine !
Elle ne pensait pas quand elle avait réalisé tous ces bouts de dessin qu’un jour, elle reviendrait vers eux pour écrire un texte. La matière à …
N’est-ce pas cela l’inspiration ? Utiliser tout ce que l’on a en soi, déjà fait, déjà vécu, déjà réalisé, déjà gribouillé pourquoi pas, et le réutiliser, l’exploiter, le remodeler, le revisiter, le mettre en scène, en forme, à l’œuvre. Le « revoir »…
C’est bien cela la création se dit Marjolaine : « Le revoir ». Reprendre connaissance, refaire le chemin, revisiter les lieux. Marjolaine ressent qu’elle a ressenti là quelque chose de terriblement important : « le revoir » !
Sur la page qui suit, elle tombe sur un dessin qui semble réunir tous les éléments des autres ; une cité, de l’eau, un pont, des gens, une architecture solide et ancrée. Dessin achevé, qui dit ! Qu’un temps a existé, qu’il a été marqué sur la feuille de papier, marqué dans le temps et qu’il ne s’envolera jamais, il est visible, revu, réévalué, mis en scène !
Elle se promet de toujours chercher à écrire sur des supports qui ont déjà vécu, qui sont « marqués » . Des carnets commencés à finir. Une histoire déjà présente comme point de départ, puisque cette histoire, c’est la sienne. Disséminée dans tous les carnets qu’elle a pu noircir, disséminée et non disloquée. Mis bout à bout, tous ces dessins feront leur chemin, feront œuvre.
C’est cela la création ! Le déjà marqué, déjà écrit, déjà là !
REVOIR LE DEJA LA… c’est ça créer !
Alors, elle n’a plus besoin de retourner les pages de son carnet. Elle peut savoir tout ce qu’il contient. Elle peut réactiver la machine à écrire. Elle dispose de tout le matériel, non seulement elle le savait, mais elle se le prouve avec ce carnet ! Elle vient de ressentir de la plus agréable des manières que tout est à utiliser, que tout est utile. Même le plus petit gribouillage, le plus insignifiant petit dessin, la plus petite esquisse d’un pont moyenâgeux qui ne ressemble pas à grand-chose !
Des bouts de traits qui disent, des courbes qui emportent, des arches qui s’imposent, et les mots qui arrivent joyeusement pour faire devenir, ce qui existait déjà !